Le seul but des voyages, c’est la rencontre. Chaque fois que je me prépare à aller au loin pour parler de mes livres, je me demande quelle sera la véritable rencontre, celle qui justifiera in fine le long trajet, la pollution de l’avion, l’arrachement au travail, le sentiment de la vanité du voyage. J’ai coutume de dire que la seule rencontre qui importe, en littérature, c’est celle qui advient entre le lecteur et le livre, que toutes les explications des écrivains sont superfétatoires, qu’elles sont toujours en deçà du miracle de l’écriture et de la lecture. Et pourtant… Pourtant, ce sont souvent des rencontres qui nous font lire, qui nous mettent sur la piste d’un livre qui va nous devenir cher, aussi cher qu’un ami, aussi fidèle et secourable que lui. Chacun de mes voyages littéraires a apporté son lot de rencontres : avec des lecteurs, des écrivains, des éditeurs, des traducteurs. Certaines ont changé ma vie, sont devenues des amitiés au long cours, d’autres ont été intenses mais éphémères. Mais le plus intéressant est que toutes ont semé des livres dans mon jardin.
A Carthagène, les rencontres auront été d’une intensité remarquable. Etrangement, cette fois-ci, toutes se sont faites avec des femmes – mais ce n’est peut-être pas étonnant dans une Amérique latine où après une éternité de silence, les femmes font entendre leur voix avec une force décuplée. Par le jeu des connaissances que permet un festival qui concentre pendant quelques jours une galaxie de femmes et d’hommes du monde entier investis dans la même grande affaire, celle de la littérature, je me trouve donc à converser avec des femmes d’ici : colombiennes, mexicaines, éditrices, organisatrices, missionnaires culturelles. Elles parlent souvent français. Elles me content leur pays, leur mission, leur combat. Comme toujours quand je voyage loin de l’opulence de ma terre natale, la France me paraît indécemment riche et frivole, inondée d’une culture devenue objet de consommation, alimentée par le marché tentaculaire du divertissement, de l’anesthésie de l’ennui. Dans les témoignages de mes interlocutrices, la culture est rage de dire et de vivre, conquête de la liberté, appel aux étoiles, foi en la force de la poésie, désir féroce de beauté partagée. Je ne crois pas que l’adversité fasse de meilleurs écrivains mais je suis certaine que la consommation répétitive du divertissement nous tue, nous détourne de la quête de littérature – de la quête de la compréhension de l’humain. Ainsi, je parle avec ces femmes dont certaines, je le sais, deviendront des amies pour longtemps, et je m’émerveille de ces discussions stimulantes. Chez l’une d’elles, je rencontre une écrivaine. Elle est argentine, elle s’appelle Dolores Reyes, elle a écrit un premier roman. Elle ne parle pas le français, Margarita, notre hôtesse, traduit la conversation. Je sais déjà que je vais lire ce premier roman quand il paraîtra en français. Pas parce que son auteur est une femme, pas parce qu’elle est argentine, pas parce que tout le monde me dit que le texte est extraordinaire. Mais parce que, si éphémère soit-elle, si brève et sans échanges directs, il y a eu une rencontre. Une singularité d’être humain me parle, me touche, il y a quelque chose en Dolores Reyes qui m’appelle. C’est de cette façon, parfois, que les livres adviennent à nous. Peut-être un jour, quelqu’un, quelque part dans le monde, a-t-il ressenti le même appel en venant m’écouter parler et a-t-il lu pour cela un de mes livres ? Si cela est vrai, cela justifie tout, le voyage, les explications en deçà, les incertitudes, les doutes. Quant à moi, j’ai l’esprit en fête : je repars avec la perspective de nouvelles amitiés et, dans mon cœur, le désir de lire un livre. Que vivent les festivals de littérature.